Le 6 janvier 2009, le marin breton secourt son ami Jean Le Cam alors qu’ils participent tous les deux au Vendée Globe.
Ils papotent au téléphone. Parlent de tout et de rien. Ce n’est pas la fameuse manie des marins de faire des phrases mais celle de deux personnages qui sont réputés à terre pour être des taiseux. Ces Bretons sont en solitude depuis de longues semaines. Incarcérés volontaires dans leurs esquifs de carbone alors qu’ils bataillent pour une place sur le podium du Vendée Globe 2008-2009, le tour du monde sans escale. Ce rendez-vous complice via les ondes satellitaires est une habitude depuis le départ de leur circumnavigation début novembre. Jean Le Cam et Vincent Riou s’apprécient. Quatre ans plus tôt, sur cette même épreuve, ils ont croisé leurs étraves, tricotant chacun une manche de leur vie. A l’époque, Jean avait surnommé son comparse au long-cours du joli sobriquet de « Vincent le Terrible ». Terrible car celui-ci l’avait doublé dans la remontée de l’Atlantique et avait décroché le Graal en franchissant la ligne d’arrivée sept heures avant lui.
En ce 5 janvier 2009, la mer est grosse mais relativement rangée. Le vent établi a, lui, ses joues gonflées sans être trop prétentieuses. Des conditions idéales pour rejoindre sur un seul bord l’emblématique cap Horn, situé à quelques 200 milles nautiques. Jean Le Cam est en troisième position avec quelques heures d’avance sur Vincent Riou. Soudain, leur verbiage s’interrompt. Un grand bruit vient d’ébranler le skipper de VM Matériaux : « Juste après le boum, le bateau se couche tranquillement avant de se retourner. Quand tu es à l’intérieur, tu ne sais pas trop ce qu’il s’est passé. J’imagine que j’ai touché un bloc de glace flottant entre deux eaux. Le bulbe de quille venait d’être arraché. J’ai juste le temps d’appeler mon assistance à terre, pour dire que j’étais en train de couler. Dans ces moments-là, tu sais de quoi il en retourne, c’est le cas de le dire. Premier réflexe, trouver la combinaison de survie. L’eau dans ces parages est à 5°C. Une eau qui rentre rapidement à l’intérieur. Tu essayes de ramasser tout ce qui peut être utile. De la boisson, le bidon de pharmacie et celui de survie, là où il y a fusées de détresse et nourriture, et puis mon pouf à bille. Dans un premier temps, je suis allé dans la soute à voiles. Mais quand tu es à l’envers, la pression s’inverse et le capot de survie s’était donc ouvert. Je ramasse tout mon barda et rentre dans le compartiment étanche tout à l’avant. En fermant la porte, tu as une sensation étrange car tes tympans ne claquent plus car il n’y a plus de pression. Après avoir essorer mes affaires, j’installe mon campement, me disant que le temps était pour moi un ami. Ayant largué mes balises de détresse, je suis certain que l’organisation va déclencher les secours. »
Vincent Riou s’interroge, il ne comprend pas pourquoi sa conversation avec Jean Le Cam s’est abrégée ainsi. Il finit par appeler Denis Horeau, le directeur de course. Ce dernier lui confirme que Jean Le Cam a chaviré et lui donne sa dernière position connue : « Je suis à une centaine de milles de lui. J’ai foncé à la limite du raisonnable pour le rejoindre. Cela m’a pris toute la nuit. Ruminant le fait qu’il s’était passé le pire. Je prépare tout le matériel à bord. Me remémorant le sauvetage d’Isabelle Autissier par Giovani Soldini dix ans plus tôt. Il avait jeté un marteau contre sa coque retourné pour la prévenir qu’il était à ses côtés et qu’elle pouvait sortir de son bateau. J’opte pour des boites de conserve de beurre. Un Breton sans beurre peut malgré tout survivre ! Je fabrique à l’ancienne une pomme de touline (lest constitué d’un nœuds que l’on place à l’extrémité d’un cordage, NDLR), vérifie mon lance amarre. Un engin à poudre qui lance une ogive reliée à une ficelle qui se déroule. » Au petit matin, Vincent Riou aperçoit un cargo russe qui le guide par la radio VHF. La houle est de deux à trois mètres et le vent a molli entre deux dépressions. Il voit enfin la coque retournée de Le Cam : « L’arrière du bateau est immergé. Comme je suis en panne de moteur, je réduis ma grand-voile au maximum pour tourner autour du bateau de Jean. J’effectue plusieurs passages qui prennent dans l’approche un bon quart d’heure, en hurlant et jetant mes conserves sur la coque. »
Entre temps, Armel Le Cléac’h, un autre concurrent, était arrivé sur zone. Au moteur. Un soulagement pour Vincent Riou : « Entre les manœuvres sur mon PRB et les conversations avec les sauveteurs chiliens, ce n’était pas facile à gérer. Les MRCC chiliens avaient monté toute une opération. Ils avaient envoyé un hélicoptère qui depuis une des îles proches du cap Horn devait assurer l’opération de récupération. Mais son autonomie était limitée. Il devait larguer des plongeurs avant de se poser sur le pont du fameux cargo russe. Les discussions en anglais de vaches espagnoles ont été épiques. Armel et moi, on s’était engagé à récupérer tout le monde après. Mais Armel se retrouve lui-aussi avec un problème de moteur qui se met à chauffer. Il s’écarte de l’épave pour réparer sa pompe de refroidissement. Je suis à côté de la coque rose du bateau retourné et là, je vois des cageots de bouffe qui flottent à l’arrière. Puis je vois Jean sortir et s’accrocher à son safran. »
Quelques minutes plus tôt, dans son bivouac de fortune, Jean Le Cam est bien calé sur son pouf et dans sa combinaison de survie recouverte de couvertures en tissu polaire. Tout d’un coup, il entend un bruit d’avion. « Au départ, tu ne sais pas si c’est dans tes rêves ou la réalité. Si tu n’es pas en train de délirer. En fait, c’était un avion de l’armée chilienne. Puis plus tard, j’entends des coups contre la coque et la voix de Vincent. Il fallait que je signale que j’étais vivant. Dans un premier temps, j’ai glissé par le passe coque de mon speedomètre un jonc de carbone avec un petit pavillon. Comme l’eau avait encore monté dans l’habitacle, il y avait urgence. Je décide donc d’envoyer une fusée parachute par le même orifice. Façon baleine souffleuse. Le gag c’est que le réduit dans lequel j’étais s’est retrouvé complètement enfumé. Je sais dès lors que je peux sortir du bateau. En rampant et nageant vers l’arrière, je réussi à m’extraire et m’accroche à un de mes safrans sur lequel je m’amarre. Je vois l’horizon après dix-neuf heures d’obscurité. Au bout de plusieurs tentatives, j’attrape la longe lancée par Vincent et me jette à l’eau. Et me voilà accroché comme un maquereau au bout d’une ligne. Vincent me regarde en permanence mais le maquereau, lui, voit l’accident qui va se produire ! »
Vincent Riou entend alors un grand bruit. La quille de VM Matériaux ou ce qu’il en restait venait de heurter un de ses deux outriggers (espar faisant office de barres de flèche posé sur le pont du bateau et tendant les haubans). Il conserve quand même les yeux fixés sur l’homme à la mer : « Mon mât tombe sous le vent. J’attrape mon Jeannot et le monte sur le bateau. Nous ne nous sommes rien dit. Sans transition, on s’est de suite lancé sur la deuxième opération qui était de ne pas voir mon bateau démâter. Comme par magie, on a réussi à virer de bord et le mât s’est alors trouvé soutenu par l’autre outrigger. On faisait même route vers le cap Horn ! Dans l’instant, j’ai la présence d’esprit d’appeler les secours chiliens. L’hélicoptère venait tout juste de décoller et donc il ont pu le joindre pour lui annoncer que la mission était terminée. L’enchaînement des situations mises bout à bout avaient été complètement dingue. Avec Jean, on a dû se dire des trucs, mais je ne me souviens plus. Il était quand même secoué. J’ai appelé l’organisation pour qu’elle rassure tout le monde. Nos proches en premier. »
L’histoire de cette fortune de mer a eu un dernier épisode fâcheux. En entrant dans le canal Beagle, un détroit séparant des îles de l’archipel de la Terre de Feu, lors d’un fort coup de vent, le mât de PRB est tombé à l’eau. Le bateau est remorqué vers Puerto Williams quelques temps plus tard par un patrouilleur de la Marine chilienne. Les mois suivant, s’ensuivirent des procédures d’assurance interminables. Presque dix ans se sont écoulés. Vincent Riou, finalement reclassé troisième par l’organisation du Vendée Globe et vainqueur avec Jean Le Cam de la Transat Jasques Vabre en double en 2013, pense de moins en moins à cette équipée héroïque : « On est toujours un héros malgré soi. Cette situation acrobatique n’était pas mon choix. La récupération a été rendue délicate car nous étions bons camarades. Tous les gens qui font de l’assistance ou du sauvetage disent que c’est souvent simple parce que très technique. Tu mets en place tout un processus pour atteindre ton objectif. Quand tu assures une même mission avec de l’affectif, même si tu effectues les bons gestes, les bonnes procédures, tu rajoutes une dimension émotionnelle. Je ne m’imaginais pas ne pas réussir l’opération. C’était juste impossible. Quand tu prends un départ de course, il y a un postulat de base. Tu sais que tu vas être seul en plein d’endroits. Tu connais le prix de ton aventure. Tout peut s’arrêter soit par ta faute, soit par celle d’un autre du groupe. Si tu n’assumes pas le fait de gérer collectivement la sécurité, tu ne pars pas. Tu sais que c’est exceptionnel et que ça fait partie du jeu. »